
Par un arrêt inédit rendu le 03 avril 2025 (lien ici), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappelle qu’un juge ne peut refuser d’évaluer et d’indemniser un préjudice dont il constate l’existence en son principe.
1) Quels sont les faits à l’origine de cette affaire ?
Le 31 décembre 2014, une femme a été grièvement blessée à l’œil droit par un tir de feu d’artifice allumé par un particulier.
L’accident corporel a entraîné une cécité complète de l’œil atteint.
Souhaitant obtenir l’indemnisation de ses préjudices, la victime a assigné en justice l’auteur du tir et son assureur.
La Caisse générale de sécurité sociale de La Réunion, organisme ayant pris en charge les dépenses de santé de la victime, a été régulièrement appelée dans la procédure.
Elle a réclamé le remboursement des frais engagés pour le compte de celle-ci, ainsi que la prise en charge des dépenses de santé futures liées à son état et déterminées à l’occasion de l’expertise médicale.
Fait notable, ce sont les demandes de la caisse — et non celles de la victime — qui ont véritablement initié et structuré le parcours contentieux.
2) Pourquoi l’organisme de sécurité sociale participe-t-il au procès entre la victime et l’auteur du dommage ?
Lorsqu’un événement traumatique est causé par un « responsable » (accident de la route, accident de sport, erreur médicale par exemple), deux acteurs principaux interviennent naturellement dans le processus d’indemnisation :
- La victime, qui sollicite la réparation de ses préjudices corporels ;
- L’auteur du dommage, qui est juridiquement tenu de les réparer.
À cela s’ajoute très souvent un troisième acteur : l’assureur.
En effet, il est fréquent que l’auteur du dommage soit assuré pour les conséquences des accidents qu’il cause à autrui : assurance de responsabilité civile, assurance liée à la garde d’un animal ou d’une chose, assurance des parents pour les faits de leurs enfants mineurs, assurance automobile pour la responsabilité de conducteur d’un véhicule terrestre à moteur, etc.
Les cas sont nombreux et, dans ces situations, la victime peut directement s’adresser à l’assureur du responsable pour obtenir réparation.
Mais un autre intervenant occupe également une place importante dans ce type de dossier : les « tiers payeurs », et plus particulièrement les organismes de sécurité sociale (CPAM, MSA, etc.).
Ceux-ci versent en effet des prestations à la victime :
- Des prestations en nature (frais médicaux, dépenses de soins ou d’hospitalisation, traitement médicamenteux, etc.) ;
- Des prestations en espèces (indemnités journalières, pension d’invalidité, rente accident du travail, etc.).
Ces prestations ont été engagées précisément en raison des conséquences de l’accident corporel.
Il est donc logique que ces organismes, qui ont avancé des sommes parfois importantes, soient parties prenantes du processus indemnitaire.
La loi leur reconnaît ainsi un recours subrogatoire, prévu par l’article L. 376-1 du Code de la sécurité sociale, qui leur permet de récupérer auprès de l’auteur du dommage — ou de son assureur — tout ou partie des prestations versées pour la victime.
Concrètement, lorsqu’une victime engage une action en vue d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices, elle doit attraire son organisme de sécurité sociale dans la procédure et verser aux débats le relevé de débours de ce dernier.
Concrètement, cela signifie : communiquer le détail précis des prestations prises en charge du fait de l’accident.
L’auteur du dommage (ou son assureur) doit ensuite rembourser ces sommes à l’organisme , dans la limite des règles spécifiques de répartition entre la victime et la sécurité sociale.
C’est exactement ce qui s’est produit dans l’affaire commentée : la Caisse générale de sécurité sociale de La Réunion a pris en charge les dépenses de santé de la victime et a logiquement demandé à en être remboursée dans le cadre de la procédure engagée contre l’auteur du dommage et son assureur.
3) Quel était l’enjeu de cette affaire ?
Dans cette affaire, la victime a obtenu la réparation intégrale de son préjudice corporel.
Il n’y a eu aucun débat sur ce point.
L’enjeu se situait ailleurs : la Caisse générale de sécurité sociale de La Réunion, organisme de sécurité sociale de la victime, qui avait pris en charge les soins de cette dernière, demandait le remboursement des prestations versées conformément au mécanisme du recours subrogatoire.
Parmi ces prestations figuraient notamment des dépenses de santé futures.
L’expert médical avait en effet retenu que l’état de la victime nécessiterait, après la consolidation de son état de santé, des soins et suivis supplémentaires en lien direct avec la blessure causée par la projection du feu d’artifice dans son œil.
Sur la base du rapport d’expertise, la Caisse avait calculé et transmis le chiffrage de ces soins futurs, afin d’en obtenir le remboursement auprès de l’auteur du dommage ou de son assureur.
Mais un différent est apparu sur le montant chiffré par la Caisse.
L’enjeu de cette affaire était donc le suivant : la Caisse pouvait-elle obtenir l’indemnisation des dépenses de santé futures, alors même que leur chiffrage pouvait paraître imprécis et être discuté ?
C’est cette question — apparemment technique mais essentielle — qui a conduit le litige jusque devant la Cour de cassation.
4) Quelle a été la position de la Cour d’appel ?
Dans un arrêt du 27 février 202, la Cour d’appel de SAINT DENIS DE LA REUNION, a débouté la Caisse générale de sécurité sociale de La Réunion de sa demande de remboursement des dépenses de santé futures.
Les juges du fond ont reconnu que ce poste de préjudice existait bien, mais ont estimé que les éléments fournis par la Caisse pour justifier son chiffrage étaient insuffisants.
Selon eux, l’attestation versée aux débats ne présentait qu’un montant global établi par le médecin-conseil, avec des données trop imprécises :
- « des périodes d’un an pour les consultations, les compresses, les solutions et le repolissage »
- « une période de six ans pour le renouvellement de la prothèse ».
Faute d’un chiffrage suffisamment détaillé, la Cour d’appel a considéré qu’il était impossible de déterminer précisément le montant des dépenses futures et a donc refusé d’en accorder le remboursement à la Caisse.
5) Quelle a été la décision rendue par la Cour de cassation ?
La Cour de cassation a censuré l’arrêt rendu par la Cour d’appel.
La Haute juridiction considère que le Juge ne peut refuser d’indemniser un préjudice dont il constate l’existence en son principe, au motif de l’insuffisance des preuves fournies par une partie.
En d’autres termes, constater qu’un préjudice existe mais refuser de l’indemniser revient à un déni de justice.
Cet arrêt a été rendu au visa de l’article 4 du Code civil, lequel dispose que :
« Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
Selon la Cour de cassation, la Cour d’appel aurait dû évaluer ce poste de préjudice, quitte à l’apprécier souverainement ou à solliciter des éléments complémentaires auprès des parties, mais elle ne pouvait pas rejeter purement et simplement la demande de la Caisse.
La solution a d’ailleurs été confirmée peu de temps après par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans deux arrêts du 27 juin 2025 (pourvois n° 22-21.812 et 22-21.146).
La Haute juridiction a rappelé, toujours au visa de l’article 4 du Code civil, qu’il incombe au Juge d’inviter les parties à lui présenter des observations s’il ne s’estime pas en mesure d’évaluer un préjudice, mais qu’il ne peut refuser d’indemniser un préjudice (une perte de chance en l’espèce) dont il constate l’existence.
Cette décision renforce la protection des droits des victimes : elle assure que tout préjudice reconnu doit donner lieu à réparation, ce que nous ne pouvons qu’approuver.
N’hésitez pas à contacter Maître Bourdet afin de lui exposer la situation dans laquelle vous vous trouvez ou la difficulté à laquelle vous êtes confronté.